URUGUAY
PAR
JULES SUPERVIELLE
*tmttovs ÉMILE-PAUL FRÈRES
14, RUE DE L'ABBAYE
URUGUAY
CEINTURE DU MONDE
PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE J.-L. VAUDOYER
URUGUAY
PAR
JULES SUPERVIELLE
Frontispice de Daragnès
ÉDITIONS EMILE-PAUL FRÈRES
14, RUE DE L'ABBAYE
PARIS
1928
Mon enfance, est-ce toi ? Y a-t-il
assez d'horizons derrière moi
pour qu'il me faille prendre
soin de ce que tu as été?
Et toi, mémoire, que veux-tu que je fasse
de ce petit peu que tu m'accordes quand tu
ne fais pas la sourde, l'aveugle, ou même la
rancunière, quand tu ne me disperses pas à
tous les vents? Ici tu me livres un nez et des
oreilles, tu m'interdis la bouche et le front.
i
Et ces yeux, de quelle couleur étaient-ils? Et
cette voix, chantait-elle vraiment ainsi? Là,
tu avoues une tête et me refuses les mains
et tout le reste. Ou bien tu m'obliges à saluer
dans la rue des inconnus interloqués. Com-
ment faire dans ces ténèbres? En avant et à
tâtons !
Je suis né à Montevideo, mais j'avais à
peine huit mois que je partis un jour pour
la France dans les bras de ma mère qui devait
y mourir, la même semaine que mon père.
Oui, tout cela, dans la même phrase. Une
phrase, une journée, toute la vie, n'est-ce pas
la même chose pour qui est né sous les signes
jumeaux du voyage et de la mort? Mais je
ne voudrais pas ici vous parler de la mort.
Et je me dis : Uruguay, Uruguay de mon
enfance et de mes retours successifs en Amé-
rique, je ne veux ici m'inquiéter que de toi,
dire, au gré de mes tremblants souvenirs, un
peu de ce que je sais de ton beau triangle de
terre, sur les bords du plus large fleuve, celui-
là que Juan Diaz de Solis appelait Mer
Douce.
2
Monsieur Roy, mon premier professeur
de français sous le ciel austral, que venez-
vous faire ici? Pourquoi votre souvenir
s'impose-t-il en ce moment à moi, avec tant
de rigueur? Je n'ai pas le droit de vous
repousser, me semble-t-il. Et vous, monsieur,
voulez-vous un instant de ma présence ?
Vous aviez eu des malheurs, comme tous
ceux qui se sont mis à enseigner le français
sur le tard, dans les pays lointains. Quand
tout va mal, on se souvient de sa langue
maternelle : elle nous fournit les mots, les
rêveries, et les jurons qui consolent. Mais
pourquoi donc, monsieur, venant de France,
aviez-vous passé par le Paraguay pour venir
à Montevideo ? La raison de vos voyages et
de ce grand détour, autant que celle de votre
présence parmi nous, nous restait mysté-
rieuse. Nous ne savions rien de vous, messa-
ger de l'inconnu, incarnation grave, distin-
guée et barbue, de l'exil à soixante ans. Et
nous vous dévisagions avec une cruauté qui
prenait son temps. Tout nous intéressait en
vous : votre voix d'homme qui avait souffert,
3
les veines de votre front et de vos tempes
bien irriguées, vos ongles durs, coupants, et
votre main qui tremblait sous le poids des
secrets, et votre jaquette très noire. Mon-
sieur Roy, dites, n'êtes-vous vraiment plus
des nôtres, les vivants, comme semblent l'in-
diquer mes imparfaits? Pardonnez-moi, et
adieu. Je ne sais plus rien de vous. Je vous
entends tomber au fond de mon enfance
comme une pierre.
Allons dans la rue. Il ne s'agit pas aujour-
d'hui de faire corriger des devoirs. C'est
samedi après-midi. On voit bien à la couleur
de l'air, à l'air des maisons et des gens que
nous devons être en 1 892, ou 1 893. On n'en
savait rien tout à l'heure, devant une arith-
métique, une grammaire, une géographie.
Les salles d étude manquent de calendriers.
Il fait bon dehors. Le ciel pur! Sentez-
vous cette caresse sans vent sur vos visages ?
Ce doit être l'automne uruguayen. Monte-
video est belle et luisante. Les maisons peintes
de couleurs claires, rose tendre, bleu tendre,
vert tendre. Et le soleil monte sur les trottoirs.
4
Le ciel descend sur la chaussée, se mêle aux
voitures, s'assied à côté des cochers. Et dans
toutes les rues qui avoisinent le port, la mer
ne veut pas non plus qu'on l'oublie. Dès
qu'on lève la tête, elle vous entre dans les
yeux.
Beaucoup de trams, tous tirés par trois
petits chevaux minces, à peine plus grands
que des poneys, et si courageux ! Ils montent
les côtes avec enthousiasme. Et quand ils
arrivent à un coin de rue, on entend une
petite trompette heureuse de vivre.
Dans un de ces trams, nous sommes quatre,
deux garçons, deux filles (rainé âgé dé onze
à douze ans) qui s'en vont à la Estacion del
Norte. Je vous dis que c'est samedi. Nous
allons quitter la ville et voyager durant une
heure pour ne faire, il est vrai, que vingt kilo-
mètres. Ce n'est qu'une petite ligne d'intérêt
local, mais nous ne sommes pas depuis dix
minutes dans le train que déjà les pampas
viennent à la portière nous dire un long, un
insistant bonjour.
L'Uruguay s'offre docilement, et nous le
5
touchons du regard. Il n'est pas question de
nous le partager. Le pays se donne à chacun
de nous dans son entier, et nous le confon-
dons avec l'idée que nous nous faisons des
dimanches et de la liberté (notre dimanche
commençait le samedi à trois heures). Le
Basque Déhère que nous aimions beaucoup
venait nous chercher à la Barra. Nous descen-
dions ensemble vers le fleuve, le large Santa
Lucia qu'il fallait traverser en barque, ou sur
un bac, près de son confluent avec le Rio de
la Plata. Le visage, les mains du marinier,
ses rames que l'eau vive et luisante rendait
aussi sensibles que le visage, les mains de ce
marinier, qui jamais ne nous regardait. Et
le paysage vaste et plat, piqué par tant de
roseaux, l'horizon le tirait à soi, sur tout son
pourtour, comme pour l'élargir encore.
Nous n'avions tous quatre que des bérets
de marin pour nous protéger de l'infini au-
dessus de nos têtes et tout autour. Mais
pourquoi le dire, nous étions trop heureux
pour y penser! Et pourquoi avouer aussi
qu'en hiver je portais un pardessus de laine
6
frisée, qui me mettait en colère, parce qu'il
faisait penser au mouton à qui il avait appar-
tenu ? Je songe à mon oncle Louis Bernard :
il s'était embarqué à Bordeaux pour les Amé-
riques, à quatorze ans, seul, sans le sou et
dans le silence, parce qu'on l'envoyait à
l'école couvert d'une pèlerine de laine tri-
cotée.
II
L'ESTANCIA
Nos montures nous attendaient sur
l'autre rive. Il y avait alors entre
notre famille et nous la pous-
sière soulevée par nos chevaux sur une longue
piste, un cours d'eau large de six cents mètres,
et la certitude que nous ne rentrerions que
• trente-six heures après. Pouvoir regarder
des gauchos dans les yeux, être surélevés
sur des bêtes galopantes, les faire avancer,
tourner dix fois, vingt fois sur elles-mêmes,
si l'envie nous en prenait, c'était pour nous
une joie d'autant plus vive que nul ne nous
avait appris à monter à cheval. On n'enseigne
pas non plus à nager aux négrillons de Dakar,
9
2
ni à crier aux nouveau-nés des cinq parties
du monde. Déhère nous montrait à seller nos
chevaux, à glisser le frein entre leurs dents,
sans déranger la langue, à placer le recado et
les peaux de mouton, avec le plus grand
soin, à fixer tout cela. Et voilà que nos che-
vaux étaient prêts sous nos mains, qui allaient
et venaient devant nos yeux. Nous faisions
nous-mêmes de la réalité, et ensuite nous
touchions cette réalité grande, belle, vivante.
Nous prenions connaissance du volume, du
poids, de la consistance. Leçon de choses, de
choses. C'est dans la campagne uruguayenne
que j'eus pour la première fois l'impression
de toucher les choses du monde, et de courir
derière elles !
Nous poussions, au galop, les vaches du
côté des clôtures en fil de fer, et les obligions
à tournoyer, à pivoter sur leur propre pa-
nique. Voir de face tout d'un coup le bétail
effaré. Vaches de mon enfance, oui, c'est à
vous que j'en ai. Vaches disséminées dans
la campagne, comme des mots d'une com-
munication incompréhensible, et toujours
10
brouillée, que de choses difficiles vous aviez
à nous dire, dans tous vos mufles, vos souffles,
vos queues ridicules, cherchant continuelle-
ment un équilibre pour le corps tout entier,
que de choses dans ces yeux noirs, coupés
d'un blanc angoissé, cette viande chaude et
haletante, dirigée par ces têtes cornues, tant
de rudesse, de grossièreté, de commérages
et de ruses, que de choses, vagabondes de la
plaine ! Et comme nous eussions voulu vous
caresser, vous frotter le museau, vous brosser,
vous donner des coups de pied, vous com-
prendre, bêtes graves, chères, chaudes et
stupides, ô vous, drôles d'histoires, avec vos
mamelles constamment vidées par des veaux
aussi grands que vous !
Entre toutes les bêtes du monde, je le dis
comme si vous ne vous en étiez pas encore
aperçus, j'aime la vache des pampas —
maigre, bâtarde, errante — et qui ressemble
si peu à celle de Victor Hugo :
Superbe, énorme, rousse et de blanc tachetée,
Douce comme une biche avec ses jeunes faons,
Elle avait sous le Centre un beau groupe d'enfants.
1 1
Les émotions faisant maigrir les bovins,
courir derrière les vaches nous était une joie
défendue. Déhère ne nous permettait pas de
les inquiéter. Et souvent j'étais obligé de
les admirer au repos et de loin. Elles don-
naient à la campagne des nuances bizarres,
absurdes, touchantes. Pour moi qui connais-
sais déjà la France, elles remplaçaient, dans
la déserte campagne uruguayenne, ici, un
paysan allant à la foire avec sa carriole, là, un
village immobile sous la chaleur du jour, un
laboureur et sa charrue, des hommes jouant
aux boules ou trinquant à la porte d'une
auberge! Elles portaient tout le poids, totue
la responsabilité du paysage.
Je pense aux quelques vaches espagnoles,
à l'unique taureau, aux rares chevaux qui
débarquèrent au xvi e siècle dans la province
de Buenos-Aires, et auxquels les républiques
de Rio de la Plata doivent une grande part
de leurs richesses.
Il fut un temps (de 1650 à 1720) où
celles que je ne voudrais plus nommer étaient
maîtresses de l'Uruguay. On les voyait
12
broutant par bandes de vingt, de cinquante,
de mille, bêtes héroïques livrées aux fauves,
comme aux épidémies, à la sécheresse, aux
pluies torrentielles. Dans ce pays sans clô-
tures comme pays de la Lune, elles voya-
geaient souvent, heureuses de changer d'air,
et curieuses de pâturages. Et les oiseaux
voltigeurs venaient leur souhaiter la bienve-
nue, en se posant sur la pointe de leurs cornes.
Les colons d'alors n'osaient guère s'éloi-
gner des côtes, et l'on ne trouvait à l'intérieur
que de rares Indiens généralement ivres, et
vêtus de quelques plumes d'autruche. Ils
vivaient en bons termes avec le bétail, et
d'autant plus qu'ils le flattaient avec grossiè-
reté, je veux dire en se roulant joyeusement
dans la bouse fraîche. C'était, avec la guerre,
leur passe-temps favori.
Ce furent véritablement les vaches, les
chevaux, les moutons, « qui firent la conquête
des provinces du Rio de la Plata. Ils obtinrent
ce que n'avaient pu faire Juan Diaz de Solis
ni, plus tard, Gaboto Martinez de Irala et
Juan Ortiz de Zarate avec leurs expéditions
l 3
militaires : s'établir solidement sur ces terri-
toires. En cent vingt-cinq ans, les quelques
bovins introduits en Uruguay étaient deve-
nus un immense troupeau de vingt-cinq
millions de têtes.* »
Le gouvernement de Buenos-Aires don-
nait aux « faeneros » l'autorisation de chasser
les bêtes à cornes « moyennant une redevance
d'un tiers ». L'Uruguay, alors appelé « Banda
Oriental » constituait la grande vacherie de
Buenos-Aires. On voyait des expéditions
bien armées remonter les fleuves dans des
barques.
Les chasseurs se divisaient en deux équipes.
L'une d'elles se composait de cavaliers munis
de longues lances que terminaient des crois-
sants d'acier. Ils s'élançaient à toute allure,
poussant des cris et des jurons, sur les mal-
heureuses galope-de-travers dont ils tran-
chaient les tendons d'Achille. L'autre équipe
les achevait parmi les mugissements, les cris
des aigles et des corbeaux, les abois des chiens
errants. Chacun mangeait son morceau pré-
féré, et on abandonnait le reste, la valeur de
la viande étant nulle. Les peaux, le suif et
la graisse on les emportait à Buenos-Aires.
Il importait que les chasseurs ne perdissent
pas de vue leur cavalerie, toujours exposée
à être débauchée et entraînée à l'intérieur
des terres par les chevaux sauvages.
Sur la côte de l'Uruguay, dans la région
de Maldonado surtout, les pirates opéraient
pour leur compte. L'un d'eux, Etienne Mo-
reau, un Français, devint fameux. Lui et les
siens abattaient un nombre considérable de
vaches pour en exporter les peaux. Afin de
se défendre contre les attaques des autorités
espagnoles, Moreau en arriva à débarquer
des pièces d'artillerie et à fortifier sérieuse-
ment ses entrepôts.
C'était en Uruguay « l'âge du cuir ». On
en construisait des ranchos, des portes, des
lits, des coffres, des paniers, des berceaux.
On en recouvrait les charrettes, on s'en ser-
vait pour traverser les fleuves. (Quelle odeur
de cuir d'un bout à l'autre de l'Uruguay !)
Et c'était un excellent moyen de torture à
l'usage des voleurs et des bandits que de leur
passer un gilet de peau encore chaude et de
les exposer au grand soleil.
Pays de la viande rouge, pays où l'on ne
mange pas de veau ! Dès le matin, nous étions
en contact avec les vaches, elles étaient char-
gées de nous réveiller sous la forme d'un
chur?~asco saignant, que nous mangions à la
cuisine en nous frottant les yeux dans un
reste de sommeil, et la fumée du « foyer ».
Pays du lait frais tiré, que nous buvions si
près des vaches que leurs mouches étaient
les nôtres, et parfois jusque dans le lait. Beaux
samedis, où nous ne parvenions pas à aller
nous coucher. Dimanches où nous pensions
que jamais on ne nous réveillerait assez tôt
pour aller galoper au large.
La femme de Déhère avait l'air sensible-
ment plus âgée que lui. Je la revois toujours,
dans sa cuisine, l'œil allumé par la braise, et
s'essuyant les mains à son tablier, parmi
l'odeur des grillades. Je pense aussi à ses filles
brunes et jolies que j'aimais à regarder. Mais
à quoi bon ces confidences. Uruguay, pour-
quoi provoquer des aveux, que nul ne me
16
demande? Ils ne regardent qu'un enfant de
huit ans avec qui je ne puis même plus faire
un petit tour à la campagne, un enfant que
j'ai perdu tout espoir de rencontrer. Que
j'aimerais un jour pouvoir lui demander
l'heure, et m'éloigner rapidement, sans lui
dire mon nom, ni le sien !
Après dîner nous jouions au mus avec
Déhère et ses filles. Jeu basque et « parlant ».
Cartes espagnoles.
— Envido.
— Quiero.
— Hordago!
Bonheur de nous mesurer à armes égales,
avec l'homme qui nous procurait des che-
vaux. Et nos mains aussi fières de tenir les
cartes, que, tout à l'heure, les brides de nos
montures. A la ville nous n'étions que des
enfants, ici les enfants du patron, heureux et
un peu intimidés derrière les haricots secs
qui nous servaient à marquer les points et la
victoire.
Déhère prenait la peine de nous nommer
les oiseaux, les insectes, les plantes, les arbres
l 7
3
du pays, et nous pensions qu'ils étaient
l'exclusive propriété de l'Uruguay (peut-être
à la rigueur en trouvait-on aussi en Répu-
blique Argentine, mais nulle part ailleurs !)
Ainsi des teru-teros, au vol blanc et noir, aux
cris aigus — teru-tero! — fiers et tenaces,
veillant comme chiens de garde autour des
maisons aussi bien que de leurs nids aux œufs
recherchés, « les seuls oiseaux qui aillent au-
devant du danger », disent les naturalistes
uruguayens et faisant si bien partie du patri-
moine national qu'on les trouve jusque sur
les timbres-poste du pays.
Comment admettre maintenant que le
teru-tero n'est autre que le vanneau ? Mais
est-ce vraiment tout à fait le même oiseau ?
J'espère bien que non, et qu'un jour quel-
qu'un le prouvera.
Nous avions aussi à l'estancia des ibis
roses et des hérons comme en Egypte, des
cabiais, comme au Brésil, cabiai : « Géant
des rongeurs, à incisives supérieures sillon-
nées, plongeant à la moindre apparence de
danger, et vivant dans la boue, comme les
18
tapirs. » Le tatou timide à la carapace déli-
catement velue, agréable au toucher, et
qu'on fait cuire comme le cochon de lait.
Le perdreau, la bécassine, le canard sauvage.
L'iguane, ce grand lézard aussi rapide qu'un
lévrier, rôdant autour de la volaille dont il
mange les œufs, après en avoir cassé la coque
avec sa queue. Et quelques serpents, ça et là,
quand on s'y attendait le moins, comme des
mémento mort.
Parfois, comme nous rentrions à l'estanci a,
après de longs galops dans la campagne,
j'entendais le cri strident du chaja. Il m'arrê-
tait soudain pour m'avertir de je ne savais
quoi. Oiseau du repentir, des retours sur soi-
même, tu me mettais à la bouche un goût
triste de sang. D'où te vient ce pouvoir,
oiseau lourd qui as tant de peine à t'envoler
(de quels insectes, de quels vers, de quelles
larves de poissons te nourris-tu ? où trempes-
tu tes pattes d'échassier ?), d'où te vient ce
pouvoir de pénétrer brusquement en nous,
et par tes cris courts et terribles, de remettre
tout en question dans le cœur des enfants et
l 9
des hommes, oiseau qu'on entend à'une lieue
à la ronde, toi qui prononces si distinctement
ton nom : chaja ! C'est toi qui le premier me
demandas ce que je faisais sur la terre, et où
j'allais ainsi, dans les pampas sablonneuses,
oiseau brun au long cou, aux pattes hautes,
aux ailes armées de deux éperons en avant,
chaja, chaouna torquata, chaja de la famille
des kamichis.
A l'estancia les bêtes vivaient et mouraient
devant nous. La ville cache ses morts et ses
blessés. La campagne américaine vous fait
assistera toutes les agonies. Les os y poussent
aussi nombreux que les chardons et les ronces.
Je m'étais promis de ne pas vous parler de la
mort, mais nous sommes ici en rase cam-
pagne, et comment pourrais-je vous cacher
ces chevaux, ces moutons, ces vaches cou-
chées sur le flanc, l'œil noir métallique et
bleu, l'oeil reflétant déjà les grosses mouches
qui seront là demain, le cou allongé déses-
pérément, comme si le salut se trouvait
là tout près, à quelques centimètres, et
que l'on mourait uniquement parce qu'on
20
n'avait pas allongé le cou encore un tout
petit peu.
Mais laissez-moi penser à d'autres bêtes,
plus belles en Uruguay que partout ailleurs,
et qui, elles, ne meurent pas. Vous les voyez
seulement disparaître, et sans souffrance, sous
vos yeux. Leurs formes sont instables, tou-
jours inquiètes mais si douces à caresser, vou-
drais-je dire, si ce n'était là folie pure. Les
nuages! Et tels que seul peut en offrir un
pays peu pluvieux, nuages lents, graves et
bien constitués, formés avec le plus grand
soin, orages splendides, composés avec un
extraordinaire sens de l'effet, orages en plu-
sieurs actes et qui guettent les applaudisse-
ments. Orages secs parfois, avec foudre et
tonnerre, pour le plaisir. Nuages aux ma-
melles somptueuses, au ventre stérile. Et il
faudrait aller dans le midi de la France,
du côté d'Avignon pour trouver une telle
lumière à la fois infinie et méticuleuse, n'ou-
bliant rien.
21
Le jour de notre première arrivée à l'estan-
cia nous avions cru nous trouver dans une
grande plaine uniforme, d'une seule coulée.
Mais, à l'usage, nous distinguâmes deux par-
ties bien différentes, l'une basse et maréca-
geuse, près du fleuve, dont elle était séparée
par un grand nuage de roseaux, l'autre riche
en pâturages, en chardons.
Non loin du fleuve s'allongeait un bois
épineux, formé de talas et d'espini/Zos, aux
feuilles comme pointes de flèche. Nous
espérions bien y trouver un jour des Indiens.
Quelques ceibos aussi aux fleurs rouges ayant
la forme, la consistance, et le charnu de belles
lèvres sensuelles.
Nous attachions les chevaux et avancions
entre les ronces vers un véritable maquis, à la
recherche de ces hommes qui depuis cin-
quante ans avaient perdu tout espoir d'être
là. Parfois, nous rencontrions un mouton
égaré qui semblait sortir du fond des temps.
Il me fait songer à ceux qui erraient sans
maître, au début du xvin e siècle et deve-
naient souvent la proie des chiens sauvages.
22
Vers 1730, le gouvernement de Montevideo
ordonna à chaque chef de famille habitant
la campagne de tuer deux chiens par mois.
On remettait au maire contre reçu quatre
oreilles de chien. Il fallait payer un réal par
oreille manquante. Et c'est un peu pourquoi
l'Uruguay a aujourd'hui dix-huit millions
de moutons et consent à en perdre quelques-
uns au fond des bois.
Dans les eucalyptus qui avoisinaient la
maison, nous entendions, quand se taisaient
nos jeux, des jacassements et un grand remue-
ménage d'ailes et de becs. Je n'y prêtai qu'une
confuse attention, bien que ce fût là parfois
le bruit qui me réveillât le matin. Mon éton-
nement fut vif, durant un de mes voyages,
quinze ans plus tard, de remarquer que ces
bruyants oiseaux au vol saccadé étaient com-
plètement verts, d'un beau vert luisant, sûr
de lui. J'étais si distrait qu'il m'avait fallu
cinq traversées de l'Atlantique dans sa plus
grande longueur (ou presque) pour obser-
ver que l'estancia où j'avais passé tant de
jours, abondait en perruches. L'Uruguay,
23
l'Uruguay de mon enfance, était moins loin
que je ne pensais du Capricorne tropical des
régions chaleureuses de la Terre.
Durant les grandes vacances, nous aimions
à nous rendre dans une propriété voisine et
galopions à travers champs sur l'herbe et les
ronces. L'herbe, disions-nous pour simplifier,
mais que d'herbes différentes, que de fleurs
sylvestres nous foulions : barbes de bouc,
cheveux de la vierge, œillets de l'air, queues
de cheval, cornes et ongles du diable, fleurs
de petit oiseau, fleurs de petit canard, fleurs
de crapaud, fleurs de l'angélus, œufs de coq,
larmes de chien, langues de vache, sang
de taureau, soupirs de paysanne, tripes de
moine, herbette de la perdrix. Et toutes
celles qui attendaient encore un nom sous le
sabot de nos chevaux. Au bout de trois à
quatre lieues, nous arrivions dans une estan-
cia beaucoup plus primitive que la nôtre, et
qui, dans ses trois mille hectares, ne possé-
dait qu'un seul arbre, un ombu. L'ombu*,
comme le teru-tero, a en U ruguay, une impor-
tance presque nationale. On aurait pu aussi
24
donner son image sur les timbres-poste. C'est
un arbre grave, souvent énorme, aux racines
en partie apparentes : il en est peu dans le
monde qui aient sa signification et son impor-
tance. Il pousse dans la solitude, comme s'il
n'était pour la plaine qu'un profond désir de
bois, de feuillage, péniblement réalisé. Et
c'est un arbre fort affairé. Il lui faut à lui seul
donner de l'ombre aux hommes comme aux
chiens et aux chevaux, sellés ou non, qui
attendent parfois durant des heures avec la
patience des os sous la terre. Il doit aussi se
laisser enfoncer de gros clous auxquels on
suspend des quartiers de viande. Et quand
un enfant meurt dans de lointaines estan-
cias, on le place encore dans son petit cer-
cueil sur une haute branche de l'arbre.
Pour que l'âme n'ait pas trop de mal à s'en
aller on laisse le couvercle, toute une nuit,
levé.
L'ombu n'est pas très robuste, bien que
d'apparence imposante : faut-il dire que le
plus bel arbre indigène de l'Uruguay est fait
d'un bois presque spongieux, que son tronc
4
25
est creux, et qu'il appartient à la famille
des herbacées ! C'est une espèce d'herbe mons-
trueuse, une simple tentative d'arbre, mais
il tient admirablement le sol, et je n'en vis
jamais de déracinés.
L'ombu que j'aimais à contempler dans
l'estancia voisine avait été complètement
dénudé du côté sud par le pampero. Il portait
vers le nord toutes ses forces, et sa feuillaison
compacte. Dans sa lutte contre le vent, il
s'était véritablement tassé, concentré, et bien
qu'il eût la corpulence d'un bel arbre de
tous les pays, il montrait la difformité, les
contorsions, et la malice souffreteuse d'un
arbre nain du Japon. (Pour résister au vent,
nos chevaux faisaient l'inverse de l'ombu,
ils lui offraient une croupe puissante ou
ils semblaient ramasser le gros de leurs
forces.)
Déhère aimait après le dîner à nous racon-
ter des histoires, à nous expliquer les travaux
des champs. Parfois, entre deux récits, un
mugissement nocturne ou la voix aigrelette
d'une brebis traversait la salle à manger, et
26
poursuivait sa route. Pour se faire com-
prendre, le Basque croyait devoir se servir
de tout ce qu'il avait sous la main, et au
besoin il sortait de ses poches, un couteau,
un bout de ficelle.
— Une supposition... commençait -il.
Ceci (il plaçait un couteau de table devant
lui) est un troupeau de moutons non encore
tondus. Je veux le conduire ici. Une suppo-
sition (il avançait sa cuiller à soupe), voici
une brebis qu'on est en train de tondre...
Nous faisions dans la salle à manger toutes
les suppositions qu'il voulait. Il y avait aussi
des histoires de gauchos, de révolutions.
Mais je ne m'en souviens guère, et avant de
poursuivre ma route, je voudrais prendre
congé de ce Déhère, notre fournisseur de
cavalerie, d'horizons, de belles histoires. Je
voudrais dire combien je vous en ai voulu,
Déhère, d'apprendre il y a quelques années
que vous n'étiez qu'un hypocrite, désireux
de plaire aux enfants d'un patron que vous
leurriez, et si dur à ceux qui travaillaient sous
vos ordres que nul n'osait vous dénoncer.
27
Défunt Déhère, comment reprendre cette
admiration de nos yeux d'enfants, la violente
sympathie dont nous vous encerclions, vous
qui nous trompiez si sûrement, vous dont les
yeux pétillaient de vraie bonté, de généro-
sité, de dévouement, farceur !
III
SÉCHERESSE
Durant lequel de mes voyages ceci
se passait-il? Etait-ce en 1902,
en 1907, ou bien?... qu'importe !
Temps, exigeant moustique, laisse-moi tran-
quille avec ta façon de me demander des
précisions. Et vous aussi, arrière ! gens à
la belle mémoire. Sachez que j'éprouve un
plaisir tout particulier à ne pas me sou-
venir des dates exactes (ni de bien d'autres
choses).
Je me trouvai depuis quelques jours à la
campagne, et, je me le rappelle fort bien,
malgré le cheval et la liberté — à cause
même d'un excès de cheval et de liberté et
de cet horizon, immuable en dépit de nos
29
galopades désespérées — la pampa prenait
pour moi l'aspect d'une prison, à peine plus
grande que les autres.
Il ne pleuvait pas depuis plusieurs mois,
et les bêtes amaigries mouraient par cen-
taines dans la campagne. L'aurore avait
perdu toute douceur, elle apparaissait parmi
de grands nuages désœuvrés. Et plus san-
glante, plus exaspérée que les couchers de
soleil.
Le soleil aspirait à lui l'eau des lagunes
presque vides, pompant l'humidité des basses
terres, fouillant les joncs, où quelque fraî-
cheur se tapit. Dès qu'il y avait un peu d'eau
quelque part dans la plaine,, il en était averti
et fonçait dessus, buvant jusqu'à la sueur des
bêtes, et leur sang. Seule rampait une herbe
craintive et blanchâtre, et le bétail, dont
l'ossature proéminente semblait encombrer
le cuir poussiéreux, s'immobilisait devant les
lagunes pendant des heures, sous la fascina-
tion de l'eau disparue.
Les moutons formaient à plusieurs un
cercle en plein désert calciné, et rappro-
3°
chaient au centre leurs têtes basses pour se
donner l'illusion de l'ombre.
J'avais été malade, et éprouvais encore
trop de fatigue pour lire, écrire, ou même ne
rien faire. Je souhaitais violemment qu'enfin
quelque chose se passât à l'estancia. Durant
les longues heures d'inaction dans le désert,
le cœur se dessèche parfois, comme un mor-
ceau de viande salée, au soleil, les ongles
durcissent, les yeux aussi. C'est l'heure où
l'amant couché dans la forêt vierge (du
Parana? des Indes? de l'Australie?) coupe
délicatement un sein de sa maîtresse endor-
mie. L'heure où la femme, voyant que son
mari se penche sur la barque des grands
fleuves, se souvient qu'il ne sait pas nager, et
le pousse dans l'eau discrète.
Et ce que je souhaitais confusément, prit
corps peu à peu. Un matin, des nuages mous
flambèrent au soleil. Ils avaient des millions
d'yeux, et vous verrez si je mens. Dix lieues
de ciel vivant, dix lieues de sauterelles s'en
venaient vers l'estancia prêtes à tout dévaster.
Pendant des heures il en passa des myriades
3 1
infatigables et obscures, derrière lesquelles
le soleil n'était plus qu'une lampe au verre
fumé et toujours prête à s'éteindre. Tous ces
yeux au-dessus de nos têtes, dans ces nuages
haletants. Le fermier, sa femme, des péons
de toutes les couleurs. Déhère et toute sa
famille (oui, je crois bien qu'ils étaient là
aussi) et moi nous frappions avec des bâtons
sur des bidons d'essence vides, pour inviter
les sauterelles à se poser plus loin, pour sauver
du moins les abords de la maison et des ran-
chos. Parfois, nous nous arrêtions un instant,
exténués. Quelques sauterelles désertant l'ar-
mée formidable au-dessus de nos têtes com-
mencèrent à se poser autour de nous. Vers
le soir, dès qu'il fit un peu moins chaud, le
nuage tout entier s'abattit sur la terre dans
une sèche vibration d'ailes. Les sauterelles
s'en venaient allongées par le voyage, par la
faim, par la soif du Chaco ardent dont elles
sortaient. Comme elles grandissaient vite à
la descente, jusqu'à devenir semblables à des
écrevisses ailées ! Le ciel essayait en vain de
se délivrer sur la terre de cette obsession.
32
Ayant baissé la tête, je vis que les couleurs
habituelles des choses avaient disparu : le
sol, les arbres, la maison, le jardin potager
étaient devenus jaunes, et tremblaient, pris
d'une brusque pourriture. Avec une hâte
délirante, les sauterelles s'étaient mises à
dévorer le feuillage et les hautes herbes, si
bien que l'œil s'épuisait à toutes ces méta-
morphoses. A cent, elles remuaient sur la
moindre tige de maïs. Elles bouchaient les
creux du terrain autour des maisons, et par
endroits, s'amoncelaient.
C'est en sentant nos poches devenir vi-
vantes que nous comprîmes qu'elles nous
avaient envahis. Allaient-elles déposer leurs
œufs sur notre peau? Pour aller nous dés-
habiller dans nos chambres, il fallut mar-
cher sur un tapis grouillant qui craquait
sous nos pas, avec un léger bruit d'ouate
mouillée.
Quand nous sortîmes à nouveau, le ciel
enfin délivré brillait dans sa splendeur esti-
vale, et les hirondelles criaient de joie comme
après une pluie d'orage.
33
5
Toute la nuit, je restai éveillé derrière
mes paupières closes, où s'inscrivait encore
l'interminable chute jaune : j'appelais le
sommeil et le redoutais plus encore, comme
s'il allait me livrer sans défense à tout cela
qui voulait m'ensevelir.
IV
GAUCHOS
Voici un gaucho qui s'en est venu
à Montevideo sur son cheval pie,
un peu trop voyant. Le gaucho
aime bien à passer aperçu. Eperons d'argent,
applications d'argent sur la selle et les brides.
Et un air de dire qu'il n'a besoin de rien ni
de personne. Il ne daignera pas voir un seul
passant et s'avance dans une rue très fré-
quentée comme s'il était en rase campagne.
Et pourtant quel désir il a de s'arrêter
devant les bourrelleries et les pâtisseries!
Mais ne nous mêlons pas de ce qui ne regarde
que lui. Nous sommes confus de voir clair
dans son cœur. Y voyons-nous si clair vrai-
ment ?
35
Tramways, tramways, laissez donc ce gau-
cho tranquille ! Vous aussi, voitures de place
ou de maître, charrettes du port ! Et vous,
passants, hommes civilisés, ne le dévisagez
pas ainsi. Il est sensible, et plus que nombre
d'entre vous. C'est lui qui devrait vous inti-
mider : les pampas sont avec lui et l'isolent
même au milieu de la foule.
Au bout d'une heure, sous ces regards en
vrille, il en a assez d'être là et s'en retourne
chez lui au petit trot, avec les trente piastres
qu'il était venu dépenser, il s'en retourne
dans son désert, comme s'il aspirait à pénétrer
dans le domaine même de son cœur solitaire.
Quand un gaucho se donne la peine de
parler devant vous, écoutez-le. Cela vous
regarde toujours, même si les mots sont pro-
noncés d'un ton calme et sans accent. Comme
si une pierre s'était mise à parler.
Exemple : un Français se trouve en villé-
giature dans une estancia. (C'était durant la
dernière révolution, il y a plus de vingt ans.)
Il s'avance dans un tilbury que tire un très
3 6
bel anglo-arabe, récemment importé. Un
cavalier le précède, c'est un péon. La chasse
a été bonne : plusieurs sarcelles, deux canards
sauvages, une perdrix. Le chasseur a faim.
Comme il rentre chez lui par le chemin le
plus court :
Es mejorpor aqui (Par ici c'est mieux),
lui dit le péon en désignant une piste qui
oblige à faire un léger détour.
L'étranger se demande pourquoi il allon-
gerait sa route et, sans répondre, prend son
chemin habituel, comme s'il n'avait rien
entendu.
Trois cents mètres plus loin, au sortir d'un
petit bois d'espinillos, des maraudeurs tirent
à bout portant sur le chasseur qui n'a même
pas le temps de se défendre. Le péon aussi
est abattu, une jambe cassée. On emporte son
cheval et celui du tilbury qu'on dételle à la
hâte.
Le Français a le ventre traversé, une balle
dans la tête et juste le temps de demander
au gaucho :
— Mais pourquoi ne m'avez-vous pas dit,
37
Rodriguez, mon ami, que cette route n'était
pas sûre...
— J'avais dit à monsieur : Es mejor por
aqui.
Le gaucho est fier et ne montre jamais son
étonnement. Un de mes amis avait apporté
un phonographe dans une estancia très éloi-
gnée où on ne connaissait rien de semblable.
Entre un ombu et un rancho, devant trois
chiens et quatre gauchos, le phonographe
dit ce qu'il avait à dire.
Mon ami demande ses impressions à un
des péons.
— Regu/ar (Pas mal), répond l'homme.
Et au même instant on put voir un autre
gaucho qui satisfaisait paisiblement un léger
besoin contre l'ombu.
Hipolito Hernandez a quitté les pampas
pour la première fois de sa vie afin de se
rendre dans un bourg voisin, à six lieues de
chez lui, où habite Maria, une de ses sœurs
récemment mariée.
38
C'est le matin. Le gaucho s'est mis au bal-
con. La femme va chercher du pain chez le
boulanger, traverse la chaussée (ou plutôt la
piste) après s'être couvert la tête d'une ser-
viette pour se protéger du soleil déjà dur.
Elle rentre pour préparer le déjeuner. Her-
nandez est toujours à son balcon à fumer, à
prendre du maté. Au bout d'une demi-heure
s'avance un homme dans la rue du bourg.
— Dis donc, Maria, voilà quelqu'un qui
vient te voir, dit le gaucho pour qui tout
passant ne pouvait être qu'une visite.
La sœur regarde dans la rue et ne répond
pas. Et l'homme de la chaussée poursuit sa
route. Et le gaucho se sert un nouveau maté.
C'est l'heure du déjeuner. Après le pu-
chero, on offre des olives à Hernandez. Il
veut en piquer une de sa fourchette et n'y
parvient pas. Sa sœur le fait du premier coup.
— Ce n'est pas étonnant, dit Hipolito,
l'olive était fatiguée.
— Veux-tu du fromage?
— Non, le fromage est traicionero (traître) .
— Du lait?
39
— Oui, le lait est un instrument qu'on
emploie chez moi.
— Prendras-tu une orange?
— Non, l'orange est très froide.
Après le déjeuner la femme demande à son
frère :
— Joues-tu aux dominos?
— Non, c'est un jeu difficile, dit le gaucho
avec gravité. Il faudrait connaître la gram-
maire.
Au crépuscule il quitte sa sœur pour rega-
gner l'estancia.
— Tu n'as pas peur des fantômes, demande
la femme.
— Non, je suis accompagné (j'ai sur moi
un talisman).
Et voilà Hipolito Hernandez qui rentre
chez lui, bien droit sur sa selle, au petit trot
d£ sa monture, ce tout petit trot qui lui per-
met de faire tant de lieues.
Le lendemain, à l'aube, il va chercher les
chevaux dans la plaine. Il en pousse une ving-
taine — et deux mules — dans l'enclos.
Pourquoi ces deux mules dont on ne se sert
40
pas depuis plusieurs années? On ne sait pas.
Dans la pampa voilà tout d'un coup de l'inex-
plicable. Et, cette fois, l'inexplicable vous
regarde dans les yeux, il a des oreilles très
longues et qui bougent.
Les chevaux sont là, indifférents, le cou
horizontal, attendant parfois durant des
heures qu'on ait besoin d'eux, clignant des
yeux dans un hébétement immobile. Ils
semblent dormir vaguement sous la douceur
du soleil tiède qui dore leur poil hirsute et
décoloré. La fatigue, l'herbe rare, les chaleurs
cuisantes et les hivers nus, la sécheresse, et
les pluies qu'on attrape sur le dos, tout a laissé
une trace sur leurs corps ravinés : ils semblent
attendre la mort, dans un coin du grand en-
clos, serrés les uns contre les autres, comme
sur un radeau, en pleine mer.
Et pourtant, au premier appel, ils parti-
ront, pleins de souple vaillance, pour d'inter-
minables chevauchées, aussi résistants que
leurs maigres, mornes et merveilleux cava-
liers.
6
41
Le gaucho boit rarement de l'alcool mais
le maté lui en tient lieu. Vertus de cette
infusion verte, verte et amère, que l'homme
des champs prend généralement sans sucre
dans une courgette, à l'aide d'un chalumeau
de métal.
Etrange maté qui s'insinue dans tout le
corps où il fait des siennes : diurétique, laxatif,
il excite le cerveau et ralentit les battements
du cœur. Il remplace les légumes que le
gaucho ne cultive pas (il n'a rien du jardinier) .
Le maté lui permet de se nourrir exclusive-
ment de viande.
Et il exalte! Il s'empare de l'âme même
de l'homme et s'y installe. Grâce à lui on
regarde, comme s'il était devenu un étranger,
l'homme d'avant le maté, l'humble homme,
chair lasse, éteinte, de tout à l'heure.
De l'action violente au rêve pur le gaucho
passe avec la plus grande aisance. Comme les
poètes et les enfants il n'a pas besoin du som-
meilpour être précipité dans le rêve. Il mâche
de l'espace, et à des doses si fortes qu'il lui
tient lieu de haschich. Quelle expression
42
dans ses yeux, dans sa bouche à cause de tout
cela qu'il voudrait pouvoir mieux dire, lui
qui pense avec maladresse et ne dispose que
de quelques centaines de mots, presque tou-
jours prononcés avec monotonie... Je vis un
jour sortir de quelques ranchos plusieurs
péons, leurs femmes, leurs enfants, tous à la
rencontre de certains d'entre nous. Grands et
petits, sur un rang, ils tendaient une main
dure qu'ils appuyaient sur la nôtre sans la
serrer, en disant tout d'une haleine, et comme
s'il s'agissait d'un seul mot :
— Como-le-va-bien-y-Usted. Como-le-
va-bien-y-Usted. (Comment-allez-vous-
bien-et-vous.)
Dans la joie comme dans la colère, chaque
fois que son cœur saute, l'homme des pam-
pas pense à son couteau. 11 l'aide vraiment
à s'exprimer. On voyait assez souvent, il y
a quelques années à peine, deux gauchos,
vieux amis qui se retrouvaient tout d'un
coup après une longue séparation, tirer leur
seule arme en signe d'allégresse et, le poncho
à demi enroulé à leur bras gauche, en guise
43
de bouclier, jouer à qui ferait jaillir le pre-
mier le sang de l'autre.
— Ce vieux Rodriguez, le voilà donc !
— Sacré Montes. Toujours le même !
Montes pare à gauche et vise l'épaule
droite de son ami. Le coup est évité.
— Alors cette santé, toujours bonne?
— Tu vois, dit Montes qui cherche à
blesser son camarade à la jambe pour le faire
boiter tout à l'heure et rigoler un brin.
— Et qu'est-ce que tu as fait tout ce
temps-là ?
— Tu vois, tu vois...
Et l'escrime au couteau de se poursuivre
jusqu'à ce qu'après un brusque corps à corps :
— Sacré Rodriguez, dit Montes. Non,
mais tu blagues, tu n'as pas fini de...
Et Montes déchire son poncho pour pan-
ser cette blessure dont nous ne saurons jamais
si elle est mortelle : le dos de Montes penché
sur son copain allongé, ce dos énorme nous
empêche de voir, même quand nous pen-
chons la tête à droite, ou à gauche, le plus
possible.
44
La vitalité du gaucho est insondable.
L'un d'eux se meurt d'un coup de couteau
dans la poitrine. Le prêtre, après l'extrême-
onction, lui demande ce qu'il pourrait lui
offrir.
— Un churrasco (un beefsteak), dit l'ago-
nisant aux yeux déjà vitreux.
Et le voilà qui mange et ressuscite.
Gauchos simples, solennels et sensibles,
chez vous le sens de la grandeur est si naturel
qu'il suffit pour ne l'oublier jamais de vous
avoir vus une seule fois ouvrir notre porte
le soir, afin de « demander les ordres pour
demain ». Vous suscitez soudain des distances
et du ciel dans nos maisons étroites et il semble
que le plafond, sous votre présence, va s'étoi-
ler avec lenteur et majesté, le plafond que
dans vos pays on appelle ciel lisse.
Mais votre espèce disparaît et plusieurs
fois déjà on m'a dit : « Des gauchos, mais il
n'y en a plus ! » Il est vrai qu'ils ont perdu de
leur allure sauvage. Les chemins de fer, les
routes, l'instruction. N'y a-t-il pas même, en
45
Uruguay, « une chaire ambulante d'agrono-
mie » avec musée, salle de conférences dans
le wagon spécial et cabinet de consultation
pour les estancieros et les simples péons qui
viennent aux nouvelles, à la gare la plus
proche, aux dernières nouvelles de la science
et du progrès...
V
LE CERRO
De la rive droite du Santa Lucia,
près de son embouchure, on dis-
tingue le phare du Cerro, coteau
d'environ cent cinquante mètres, dominant
le port de Montevideo.
Trois éclats blancs toutes les dix secondes.
J'ai souvent épié ce phare du fond de l'estan-
cia. Que de fois dix secondes pour combler
une nuit d'insomnie !
Construit en 1804, et plusieurs fois amé-
lioré depuis, le phare connut la ville sous
l'occupation espagnole, puis sous l'anglaise
et la portugaise. Et il n'a pas moins d'im-
portance dans l'espace que dans le temps.
On le voit à plus de quarante. kilomètres à
47
l'intérieur des terres. C'est sa lumière qu'a-
perçoit tout d'abord le poulain né dans la
plaine au milieu de la nuit, et qui cherche à
comprendre.
— Ce n'est pas la première fois que cela
arrive, dit le phare. Poulain, bientôt tu com-
prendras. Tu n'es qu'un fils de jument de plus
au monde. Tu verras, tu verras.
Au pied du Cerro, un grand frigorifique
comme on en trouve plusieurs sur les rives
de l'Uruguay. Bœufs et moutons, même
tués, votre tâche n'est pas finie! Vous êtes
condamnés, par longues tranches posthumes,
au supplice des chambres glacées. Au Cerro,
à Fray Bentos, au Salto, on vous embarque
pour l'Europe où vous arrivez, durs comme
fer, mais toujours pleins de bonne volonté,
encore vous-mêmes.
VI
FEMMES ET JEUNES FILLES
Air qui tournes à Montevideo au-
tour des chevilles des femmes,
comme te voilà heureux ! Jamais
tu ne vis jambes mieux attachées, en allé-
gresse de pieds et de pas. Et ces bras nus qui
s'enivrent de leurs propres formes. Ces têtes
claires comme un beau climat derrière une
vitre pure. Ces yeux francs, ces figures de
proue, cette flottille vivante de belles jeunes
filles et jeunes femmes, par centaines.
Tous les types, sauf celui de la lassitude,
pas de traits tirés, de poches à larmes sous les
yeux. Une jeunesse exceptionnelle : cette
« adolescente » qui passe... « elle espère » son
quatrième enfant. Cette « jeune femme »...
49
7
elle est déjà grand'mère. Nous sommes au
pays du monde où Ton meurt le moins*.
Vent du Sud. Vent du Nord. L'air d'ici
vous arrive du pôle dans sa virginité nourri-
cière ou du Brésil, tout chaud encore de s'être
longuement couché, retourné et endormi
dans les palmes et les plantes grasses.
Mais ce n'est qu'une des raisons pourquoi
beaucoup de femmes ont atteint ici la per-
fection dans le type que, dès l'enfance, elles
avaient secrètement choisi. Cette pureté des
traits, cette audace dans la démarche et dans
les grands yeux, cette façon de toiser l'étran-
ger, cet air d'infaillibilité, tant de beauté
possible au même endroit...
Parce qu'un jour des Conquistadors, des
chercheurs de trésors, des chasseurs d'In-
diens, parce qu'un autre jour, deux siècles
plus tard, un Basque, français ou espagnol,
à qui l'air du large monta à la tête, parce
qu'un Russe, ou un Portugais, ou un autre
Basque, parce qu'un capitaine suédois ayant
fait naufrage sur les dangereuses côtes de
Maldonado vit la mer et le pampero** lui
5°
rendre son navire par petits morceaux, parce
qu'un Anglais cherchant fortune, un Alle-
mand appelé par un cousin d'Amérique, un
Autrichien qui souffrait des nerfs, un mineur
belge qui avait échappé à un coup de grisou,
un Syrien allant vendre sa parfumerie de
campagne, un inconnu qui avait oublié le
nom de son pays, parce que des Italiens et
des Gallegos, et des Andalous, tous, las de
de leur vieille terre avaient dit : « Eh bien,
moi aussi j'y vais, je veux voir ce que c'est ! »
parce qu'ils débarquèrent en Uruguay, par
milliers et par milliers, parce que tous ces
visages de jeunes gens, ces corps radieux,
que nous voyons passer aujourd'hui, cet air
de bien respirer, ces regards vifs, ces pas
légers et sûrs ont été faits avec la collabora-
tion du cœur, des pampas, et de la mer, je
veux dire de l'amour et de la liberté.
Lugubres mariages de raison, ce n'est pas
ici votre terre ! Ce n'est pas ici qu'avant les
fiançailles le conseil des anciens vêtus de
noir s'assemble pour discuter autour d'une
table boiteuse. Et vous ne verrez pas en
5i
Uruguay des faire-part dans le genre de
celui-ci :
On annonce le mariage de monsieur X...,fils
du président du Conseil d* administration de la
Compagnie des chemins de fer du Nord-Est,
commandeur de la Légion d honneur, avec made-
moiselle Y... y fille du président du Conseil d'ad-
ministration de la Compagnie des chemins de
fer du Sud-Ouest, commandeur de la Légion
d'honneur.
Les enfants que vous rencontrez ici n'ont
pas été longuement médités, mis et remis en
question avant que de naître. Ils ne sont pas
sortis soucieux et fronçant les sourcils des
tristes officines du calcul et de la pénitence.
Ce sont des enfants qui viennent curieuse-
ment voir ce qui se passe sur la terre, enfants
de pays neufs, plus enfants que ceux que
vous voyez sur les routes des vieux pays,
enfants d'un Uruguay encore plein d'enfance,
enfants aux os joyeux, multitude d'enfants
superbes, chantant leurs propres louanges.
Connaissez les noms des gens que vous
croisez dans la rue : Williams de Pereda
52
Etchegoyen, Weissmann de Sanguinetti Du-
ran (avec ou sans le d final), Bernardez Ro-
bertson de Zufriategui. Mélanges, mélanges
de tous les pays. Et pourtant quel air singu-
lièrement racé, quelle exaltation dans le type
brun, très brun, blond, très blond, châtain,
pâle ou foncé. Triomphe de la race blanche.
La rue aussi est pleine de réminiscences
internationales. Ce tramway vient d'Angle-
terre ou d'Allemagne, cette auto de France,
cette moto des Etats-Unis. Ce coupé sort
d'une carrosserie montevidéenne, mais son
cocher a l'accent de la Corogne. Les arbres
même...
Mais si vous voulez voir tous les arbres du
monde, c'est à Punta Ballena, près de Mal-
donado, que vous les trouverez assemblés,
dans une propriété de trois mille hectares,
dunes et désert il y a trente ans à peine. Il
est là des essences comme les cèdres de l'Inde,
les cerisiers du Japon, les eucalyptus de l'Aus-
tralie qui sont venues de très loin et durent
passer la mer et les typhons. D'autres des-
cendirent les fleuves du centre de l'Amérique
53
australe, au plus fort de la nuit, pour n'être
vues par personne (elles flottaient peureuse-
ment au hasard des courants). Et il en est
qui passèrent les Andes, par deux, à grandes
enjambées, ou par petits groupes, serrées les
unes contre les autres.
Punta Ballena. Pointe de la Baleine! C'est
ici que le pin arctique se couvre d'orchi-
dées. Derrière nous des arbres de Madagascar,
de la Chine, du Canada. Où sommes-nous
donc? Nous sommes partout à la fois. C'est
le carrefour des antipodes et nous aurions
peur de nos yeux mêmes et de tant d'invrai-
semblance à la fois si tous ces arbres ne nous
faisaient comprendre par leur profonde séré-
nité que tout est bien ainsi, que chaque chose
est à sa place et que ces millions d'essences
qui nous entourent forment très raisonnable-
ment une même et rassurante forêt, l'authen-
tique, l'homogène forêt de la Terre.
VIII
LA MAISON COLONIALE
Il fut un temps où toute la ville de
Montevideo n'était que miradors et
terrasses. L'Amiral brésilien B..., en
résidence dans la capitale de l'Uruguay,
quand il désirait sortir à cheval le matin, se
contentait de monter sur le haut de sa mai-
son. A trois kilomètres de là, au Paso del
Molino, son ordonnance qui guettait avec
des jumelles marines se hâtait d'amener en
ville la monture de son chef.
C'est aussi des terrasses que l'on voyait
arriver jusqu'au milieu du siècle dernier les
galères chargées de nègres. On parquait les
hommes sur les côtes d'Afrique dans des
soutes sordides où ils demeuraient exposés à
55
toutes les épidémies, durant les interminables
traversées. C'était un lieu commun entre
négriers que les deux tiers de leur cargaison
devaient périr en cours de route.
Et je pense aussi à toi, enfant de treize ans,
dont on m'a parlé, esclave noire servant vers
1850 chez une grande dame d'autrefois, à
toi, timide voleuse de morceaux de sucre,
qu'on forçait à porter entre tes repas surveil-
lés (et même la nuit peut-être) une petite
muselière de cuir parce qu'on avait égaré les
clefs du buffet et de la dépense... Mais cela
se passait-il bien en Uruguay? Et n'était-ce
pas plutôt dans un pays voisin?
De nos jours, les nègres sont très peu nom-
breux dans mon pays natal. Ils sont même si
rares qu'ils ont pu presque tous se réfugier
merveilleusement dans les tableaux de Figari.
Seules restent de l'ancien temps d'assez nom-
breuses « maisons coloniales » qui portent
dans leur cœur même un jardin autour du-
quel toutes les pièces s'offrent de plain-pied.
Du trottoir vous apercevez de la verdure,
plantes en pots ou à même la terre. Plantes
56
belles, lourdes, abritées du vent, verdeurs qui
luisent, apprivoisées et bien nourries. Un
haut palmier les domine, véritable gardien
du gynécée ; il a vue sur les chambres et vit
dans l'intimité des femmes et du ciel.
Entrons dans une de ces maisons. Nous
sommes, en 1905, chez Maruja Perez y
Rius, qui appartient à une ancienne famille
« criolla », créole (je veux dire de race
blanche, née en Amérique du Sud). Depuis
lors, le temps a bien usé et fait pâlir la cou-
leur locale à Montevideo. Un peu partout
on a construit des immeubles de cinq étages
et on trouve même des gratte-ciel...
Qu'il fait noir et froid dans cette pièce !
Ce doit être le salon dont on n'ouvre presque
jamais les volets ni la porte. Allumons le
lustre large qui descend très bas. Les meubles
sont là, plus muets que les meubles en géné-
ral, et hostiles, dans la longue pièce très belle
de dimensions. Autour de nous, des rideaux
aux lourdes embrasses, beaucoup de peluche
et de velours. Fauteuils où des galons perlés
de jais avec cabochons, des cache-points
57
8
pailletés se disposent à marquer le corps
de ceux qui seraient tentés de s'y asseoir.
Marbres italiens, bronzes d'un peu partout.
Tout ceci semble venir d'un garde-meuble
dont on aurait mélangé les pièces, comme
des cartes, avant de les distribuer.
Et les chambres à coucher sont presque
vides. Un lit de pitchpin ou d'ébène, une ou
deux chaises, une armoire triste. Sur les murs
immenses comme des bouches qui bâillent,
deux ou trois chromos. A la tête du lit, un
crucifix. Et c'est tout. Comme si l'âme nue
de la pampa voulant faire la maison à son
image était entrée dans les chambres par les
rainures des portes, avec le dur vent du Sud.
La nuit, en hiver et au printemps, le pam-
pero hurle, appuie son genou de fer aux car-
reaux, va chercher les dormeurs jusque dans
leurs rêves, et les tourmente.
— Mais quelle est donc cette Maruja
Perez y Ri us?
C'est la plus jeune de six sœurs. Rarement
l'air de famille fut plus marqué sur des
visages. Elles sont blond-châtain avec des
58
yeux noirs et une certaine langueur dans la
démarche. La Senora Jimenez,unevoisine,les
appelle le peloton et ne les reconnaît que si elles
sont en groupe : il lui en faut au moins trois.
A l'heure du déjeuner, les jeunes filles
entrent dans la salle à manger s'agrafant l'une
l'autre. Elles n'ont pas quitté leur lit depuis
longtemps. Robes fripées, blouses décolorées
où des boutons manquent, jupes trop longues
ou trop courtes. Ces jeunes filles, si élégantes
en ville, ne font aucuns frais de toilette chez
elles et, sans leur éblouissante propreté, elles
auraient presque l'air de mendiantes. Elles
s'asseyent sans mot dire à leur place. On ne
se dit pas bonjour. Les yeux encore bouffis
de sommeil, avec de lents gestes de scaphan-
driers, la mère, les six sœurs, l'unique frère,
assis à la longue table, gardent le silence. Si
l'un d'eux fait mine de plaisanter, les autres
lui lancent un regard dur. C'est l'hiver.
Dehors, un ciel bleu foncé, vingt-cinq degrés
au soleil. Mais à l'ombre, et surtout dans
les maisons du type colonial... Une modeste
table chauffante s'épuise à vouloir tiédir l'air
59
de l'immense salle à manger et répand une
odeur de vernis brûlé.
— Savez-vous qui est au plus mal...?
Devinez... dit le fils, modeste employé dans
un ministère.
Nul n'a envie de deviner. On ne répond
pas. A un bout de la table une des jeunes filles
a dit si mollement que nul ne Ta entendu :
— - C'est Sanchez.
— ■ Eh bien, c'est Gutierrez Rivarola !
— Pneumonie?
— Double.
Le vent beugle dans la salle à manger, la
Senora ayant déclaré qu'on ne pouvait faire
le service, les portes fermées.
On mange sans agrément les trois plats
qui sont toujours les mêmes : puchero (bœuf
bouilli) , asado (bœuf rôti) et pommes de terre.
On ne se risque à prononcer des phrases d'une
certaine longueur que vers le dessert et on ne
commence à gesticuler qu'après la grande
tasse de café au lait que chacun prend après
le repas.
Le déjeuner fini, la Senora dit à ses filles :
60
— Muchachas, allez vous réchauffer au
soleil.
Mais elles préfèrent ne pas sortir si tôt
et se retirent dans leurs chambres où elles
restent des heures à essayer de nouvelles coif-
fures, à se polir les ongles interminablement,
se regarder dans la glace de l'armoire où, par-
fois, à force de désœuvrement, elles finissent
par se tirer la langue.
Quand elles ont décidé de ne pas sortir de
lajournée elles se retrouvent dans la chambre
de Tune d'elles et, à la façon d'un châtaignier
au commencement de l'automne qui laisse
choir quelques fruits quand on s'y attend le
moins, elles font tomber ça et là quelques
paroles puis s'entêtent dans le silence de leurs
rêveries, ne se révoltant que rarement contre
l'ennui et regardant passer les heures de leurs
larges yeux calmes.
Le dîner est fort animé. On est complète-
ment réveillé, on potine, tout le monde parle
à la fois. On trouve soudain mille choses à
se dire comme si on ne s'était pas vu depuis
des années.
61
La jeune fille joue les grands rôles dans la
société uruguayenne. Il est surtout question
d'elle dans les chroniques mondaines, les
salons, les promenades. Plusieurs sont des
beautés reconnues, même du peuple, et il
arrive qu'on les désigne sans discrétion dans
la rue comme au théâtre. Quand elles passent,
un murmure bienheureux, des compliments
sans tristesse les précèdent et les suivent.
La plupart ont un ou plusieurs « dragons »
(flirts) avant de se fiancer. Et les fiançailles
durent parfois plusieurs années. L'élu fait sa
visite tous les jours. On se regarde, on s'émer-
veille, on s'embrasse, on se regarde encore
dans un coin du petit salon et quelqu'un passe
parfois dans l'embrasure des portes grandes
ouvertes. De temps en temps, c'est une petite
pression de la main pour montrer que l'on
est toujours d'accord.
— Et votre enfance, Maruja, vous en sou-
venez-vous ? Nous en parlerez-vous ?
— Ma mère ne nous cachait pas son impa-
tience de pouvoir nous envoyer en classe.
Elle nous poussait vers nos sept ans de tout
62
son désir, de toutes ses forces. Mes parents
ne s'intéressaient guère à ce que nous faisions
à l'école des Sœurs, étant sûrs que nous y
recevrions une excellente éducation et que,
malgré toute notre mauvaise volonté, nous
apprendrions bien à lire, écrire et compter.
Un peu d'histoire aussi et de géographie. On
m'enseigna que si l'Uruguay est le pays le
moins grand de l'Amérique du Sud (à peu
près le tiers de la France), le seul département
de la Colonia est plus du double du Luxem-
bourg, celui de Montevideo plus grand que
la République d'Andorre tout entière, huit
fois Saint-Marin, et trente fois l'Etat de
Monaco. Dans les vingt et un mille kilo-
mètres de superficie du département de Ta-
cuarembo tiendrait le pays de Galles tout
entier ou, si l'on préfère, quarante-cinq villes
comme Paris et ses environs, deux fois Rome
et la campagne romaine. Par ailleurs, la Saxe,
T Alsace et la Lorraine, Wurtemberg et Bade
pourraient commodément prendre place dans
l'Uruguay. Mon pays ne contient ni déserts,
ni Indiens, ni terres improductives.
6 3
Trois mois avant la fin de l'année, on nous
faisait rédiger un cahier spécial qui devait
être remis aux parents le premier de l'an. Il
y avait là une composition espagnole, une
dictée, une traduction française, une analyse
et un problème, encadrés de roses aux pétales
épars, d'oiseaux rapides, et d'anges. Les
élèves passaient des semaines à enrichir le
précieux cahier et pendant les derniers jours
de l'année on pouvait voir la sœur Justa aller
de l'une à l'autre d'entre nous ajoutant ici
une aile à une hirondelle, une patte à une
colombe, ou corrigeant quelque faute d'or-
thographe qui avait réussi à se faire une
place parmi l'artistique calligraphie.
— Soignez les contours ! C'est l'essentiel,
disait la sœur qui avait fait autrefois de la
peinture.
Nos maîtresses aimaient que nous fussions
bien habillées ; cela faisait honneur au collège.
Les élèves qui se présentaient avec une robe
ou un chapeau neufs étaient sûres de ne pas
être interrogées, si bien qu'une de mes cama-
rades — une seule, je dois le dire — ne venait
6 4
jamais quand elle n'avait absolument rien de
nouveau à montrer.
A la maison, je faisais rapidement mes
devoirs et me dépêchais d'aller au « fondo ».
Celui-ci comprenait le troisième patio, avec
son puits et sa margelle, la cuisine, la dépense
et un cabinet de débarras contenant de vieux
jouets. Au « fondo », nous nous amusions à
cache-cache avec les domestiques, tandis que
mon frère jouait à la pelote avec le valet, un
garçon de seize ans.
Le voisinage de la cuisine nous permettait
de chiper quelques friandises. J'étais gour-
mande et voyais bien dans la glace que mes
lèvres, toujours humides, brillaient.
J'emportais en classe un Napoléon « de a
cobre » (d'un sou), en pain d'épice, de profil
et assez ressemblant somme toute, une sar-
dine de gomme rouge achetée chez le phar-
macien ou un petit flacon d'une liqueur
voyante. Parfois, quand je m'étais procuré
un bâton de réglisse je réunissais sur un rang
mes amies — les intimes — à qui je faisais
tirer la langue. En passant, je frottais les
9
langues, de mon bâton, et favorisais naturel-
lement mes compagnes les plus chères. Et
c'étaient de bruyantes protestations de mes
autres camarades jusqu'au moment où je
déclarais brusquement :
— Maintenant ça suffit, c'est mon tour!
Et il y avait aussi les dînettes et les vraies
sardines qu'on coupait en quatre sur le perron
tiède de quelque maison inhabitée...
A treize ans, nous éprouvâmes le besoin
d'une certaine indépendance et nous prîmes
la décision, une de mes sœurs et moi, d'aller
faire l'école buissonnière. Nous étions vrai-
ment trop bien élevées pour errer à l'aven-
ture dans les rues. Et Montevideo n'est pas
si grand ! Des amis de nos parents n'auraient
pas manqué de nous reconnaître.
Après avoir beaucoup hésité, nous prîmes
le parti de nous cacher à l'église quand nous
n'allions pas à l'école. Nous pénétrions sour-
noisement dans la Cathédrale ou à San-Fran-
cisco, en nous cachant le visage derrière nos
cartables. Nous trempions avec hâte nos
doigts dans l'eau bénite et allions nous
66
réfugier dans quelque coin obscur des nefs
latérales.
Entre l'église et nous se formait un dia-
logue qui ressemblait à celui-ci :
— Église, que veux-tu que nous fassions
de toi?
— Enfants, que voulez-vous que je fasse
de vous en ce moment ?
Un peu confuses de notre présence cou-
pable dans la maison de Dieu, nous nous age-
nouillions parfois auprès de quelque femme
en deuil qui priait sans rien voir. Grave
école buissonnière. Nous étions beaucoup
plus tranquilles en classe et pourtant, le len-
demain, il nous arrivait parfois de retourner
encore à l'église aux heures interdites. Un
jour, au moment d'y pénétrer, nous vîmes
maman qui s'y rendait aussi. On la voyait
arriver aux heures les plus inattendues. Vite,
nous descendîmes la rue Ituzaingo du côté
de la mer. Jamais nous n'étions allées dans
ce quartier et ignorions qu'il fût mal famé.
Soudain nous ne pûmes nous empêcher de
rire aux éclats en apercevant une négresse
6 7
absolument ivre dans sa robe de percale,
entre deux agents au visage bronzé coiffés
d'un casque impeccable comme à Londres.
— Arre ! negra^ arre ! (hue! négresse,
hue !) disaient-ils en poussant doucement la
noire et sa lenteur vers le poste de police.
Les trois êtres allaient gravement dans la rue
déserte avec un calme d'un autre âge et tra-
versaient le siècle sans le voir. Onze heures
sonnaient à la cathédrale. Nous étions dissi-
mulées sous une porte cochère.
Une amie de notre femme de chambre,
s'avança stupéfaite de nous rencontrer dans
ce quartier.
— Mais, ninas! Vous êtes folles!
Et nous fîmes route ensemble vers la mai-
son maternelle après qu'elle nous eût promis
de garder le silence. En arrivant devant la
calle Buenos- Aires, elle ne put s'empêcher de
nous montrer, debout devant une porte, une
femme qui nous regardait avec curiosité :
— Voyez-vous celle-là, dit-elle, c'est une
Senorita et elle a des enfants.
J'avais déjà un « dragon » et, le dimanche
68
après-midi, nous nous promenions bras des-
sus, bras dessous, ma bonne et moi, de la Plaza
Independencia où habitait mon amour jus-
qu'à la Calle Pi edras où la femme de chambre
avait le sien. (Il servait de l'excellent café du
Brésil, très fort, dans de petites tasses très
blanches.)
Mon « dragon » se rendait toujours le
dimanche aux courses avec son père, mais je
n'en allais pas moins jusque devant sa fenêtre
pour le voir.
En semaine, il m'attendait souvent à la
sortie de l'école. Fort intimidé, il ne me sui-
vait que de loin : il y avait toujours entre
nous deux quelques passants et un bec de gaz,
parfois deux.
Arrivée au seuil de ma demeure, je me
glissais rapidement derrière la porte que je
refermais presque complètement sur moi.
Par l'étroite ouverture où je ne montrais
jamais qu'un œil, ce qui produisait un effet
considérable sur le garçon, il finissait par me
dire :
— Como esta? (Comment allez- vous?)
6 9
Et moi je tardais énormément à lui ré-
pondre :
Muy bien y usted? (Très bien et vous?)
si grand était mon désir de prolonger l'en-
tretien.
Nous ne disions rien d'autre et, au bout
de quelques minutes, après avoir eu soin de
laisser la porte grand'ouverte comme je l'avais
trouvée en arrivant, je disparaissais chez moi.
VIII
Uruguay, je sais bien que tu n'es
pas seulement ce que je viens de
dire, et toujours cumgrano amoris.
Mais comment choisir entre tous ces Uru-
guay qui sont en moi, ou si près de moi que
je manque de recul pour les voir? Et com-
ment parler de vous, pays en pleine crois-
sance ? On vous croyait ici, vous êtes déjà là !
Comment vous saisir? Notre mémoire des
jours lointains, la tyrannique mémoire de
notre enfance nous bouche les yeux et les
oreilles, nous empêche de voir et d'entendre
ce qui se passe en ce moment même. Ce n'est
plus que dans nos souvenirs que nous trou-
verons désormais un enseignement désuet*
et de paresseuses jeunes filles autour de tables
7 1
chauffantes... Les maisons s'enrichissent de
radiateurs, la campagne, d'écoles et de routes.'
N'y aura-t-il pas bientôt le long de la mer
une corniche qui partira de Montevideo
pour atteindre la frontière brésilienne en
passant par les merveilleuses plages de la
capitale, par Carrasco, Piriapolis, Punta del
Este. Des vaches laitières normandes, rousses
et blanches, remplacent peu à peu les sau-
vages « criollas » (je le regrette pour la poé-
sie). Des taureaux, compacts et splendides,
Durham et Heresford, donnent maintenant
la ligne et le ton à des veaux qui, dès leur
naissance, ont de belles manières.
L'Uruguay, de plus en plus, devient un
pays de tourisme. Beaucoup d'Argentins
viennent passer l'été sur les plages fraîches et
lumineuses de la côte « orientale ».
Il y aurait tout à dire encore... J'ai grand'-
peur de n'avoir rien dit.
Je n'ai pas prononcé ton nom, Isidore
Ducasse, comte de Lautréamont « grave
Montévidéen » qui passas, en Uruguay
dix-sept ans de ta vie fulgurante*, ni le tien,
72
Jules Laforgue, né aussi dans « la nouvelle
Troie »*, ni les vôtres, mes amis les poètes
uruguayens qui, dans un pays de moins de
deux millions d'habitants, trouvez des lec-
teurs plus nombreux, et peut-être plus fer-
vents, que n'en ont chez eux les poètes de
France.
IO
NOTES
Page 14 :
* Livre du Centenaire de V Indépendance (1825- 1925)
édité à Montevideo sous la direction de M. Perfecto
Xopez Campana.
Page 24 :
* Belombra.
Page 50 :
* En 1919, 12,05 décès par mille habitants. L'Uru-
guay précédait l'Australie.
** Le vent de la pampa.
Page 71 :
* Si, de même que les autres républiques de l'Amérique
latine, l'Uruguay ne possède pas encore dans les ensei-
gnements secondaire et supérieur un ensemble de profes-
seurs comparable à celui que nous avons dans les pays
d'Europe, on trouve déjà là-bas des maîtres et des élèves
75
remarquables, surtout dans les Facultés de Médecine et
de Droit.
Bien que ces pages n'aient pas le dessein d'être docu-
mentaires, je m'en voudrais de ne pas ajouter que la
« Banda Oriental » peut s'enorgueillir d'une des légis-
lations les plus avancées de l'Amérique latine. L'ensei-
gnement y est absolument gratuit, même dans les Facultés.
Et il existe à Montevideo un important « lycée nocturne »
d'enseignement secondaire que fréquentent employés et
ouvriers.
Il faudrait noter aussi d'intéressantes dispositions légis-
latives en ce qui concerne les salaires, l'hygiène sociale,
la recherche de la paternité, le divorce, etc.. La parti-
cipation aux bénéfices qui existe déjà dans certaines
administrations de l'Etat sera, paraît-il, bientôt étendue
à toutes les autres.
Les invalides de tout âge et les vieillards, à partir de
soixante ans, ont droit à une pension de l'Etat s'élevant
à quatre-vingt-dix piastres (environ deux mille cinq cents
francs).
Page 72 :
* Voir Laforgue et Lautréamont^ par Alvaro et Gervasio
Guillot Munoz Montevideo, 1926.
Page 73 :
* Alexandre Dumas père donna ce nom à Montevideo
qui eut à subir aussi un siège de plusieurs années.
CE LIVRE, LE SIXIÈME DE LA COLLECTION
DE LA u CETNTURE DU MONDE A ÉTÉ
ACHEVÉ D'IMPRIMER LE DIX JUILLET MIL
NEUF CENT VINGT- HUIT SUR LES PRESSES
DU MAITRE IMPRIMEUR R. COULOUMA D*AR-
GENTEUIL, H. BARTHÉLÉMY DIRECTEUR. IL
A ÉTÉ TIRÉ A MILLE SIX CENT CINQUANTE
EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS, SAVOIR :
SO EXEMPLAIRES SUR JAPON IMPÉRIAL,
NUMÉROTÉS DE I A 50 ; IOO EXEMPLAIRES
SUR HOLLANDE VAN GELDER, NUMÉROTÉS
DE 51 A 150, ET ISOO EXEMPLAIRES SUR
VÉLIN LAFUMA, NUMÉROTÉS DE 151 A 1650.